Scott Ayers
et Bliss Blood se sont rencontrés à l'université
de Houston en 1985. Pain Teens est leur enfant maléfique. Un nom
de groupe qu'ils doivent à Torry Mercer, un ami de Ayers, décrivant
leur musique comme des paintings, devenant, sous la forme d'une
private joke, pain teens, ce nom prenant la suite de Naked America,
un pre-projet de Ayers avec ce même Mercer.
Un ami bien inspiré puisque effectivement, la musique de Pain Teens
peut être comparée à des tableaux musicaux. Des touches
riches et variées de sons hétéroclites, un collage
sonore où l'atmosphère, le ressenti qui s'en dégage
joue un rôle prépondérant dans l'appréciation
de leur musique. Ambiances psychotiques, lugubres, mystérieuses,
instrumentations bizarres, samples en pagaille, boucles en vracs, renvoyant
autant à Foetus (Ayers, c'est un peu le Jim Thirlwell du Texas),
les morceaux les plus expérimentaux de Cop Shoot Cop et Bästard
qu'un rock noisy et poisseux car ils n'oublient pas l'utilisation - même
détournée - de la bonne vieille triptyque guitare-basse-batterie.
Il existe un adage comme quoi tous les groupes issus du Texas jouent une
musique bizarre et détraquée. Pain Teens ne déroge
pas à la règle et vont nous asséner pendant 10 années
une musique unique.
Leur patronyme Pain Teens vaut également pour les paroles. Il est
énormément question de douleur dans toutes les chansons
de la chanteuse Bliss Blood (quid son vrai nom ?), notamment à
travers les serial killers dont elles narrent régulièrement
les histoires, l'enfance maltraitée, les meurtres, la mort en général,
le pouvoir, celui entre les hommes et les femmes et le pouvoir du sexe.
Et Scott Ayers fournit un écrin idéal à ses incantations
morbides. A moins que ce soit le contraire.
Scott Ayers, c'est l'homme machine, celui qui écrit et écrira
toujours toute la musique des Pain Teens et c'est un vrai malade de la
création qui entre 1986 et 1990 va accoucher de neuf cassettes
chargées jusqu'à la gueule et deux albums vinyls, ces derniers
reprenant à chaque fois des morceaux éparpillées
sur ce support d'un autre âge, la cassette inépuisable.
La première cassette est un split avec Psychoactive et appelé
You can't fight city hall sur le propre label des Pain Teens, Anomie
records, label qui servira de support à toutes les autres cassettes.
Les autres, je vous donne leurs noms pour la bonne cause, parce que vous
aussi, vous êtes des malades, sont dans l'ordre :
Manmade disasters (1987)
Cathy
(1987)
Pain Teens IV (1987)
Dog Spirit (1988)
Narcolepsy (1988)
Collective unconscious mythology and you (1988)
King God (1989)
Obliviated (1990).
Soit, à quelquechose près, 200 morceaux écrits en
4 ans. Un gros dingue, j'vous dis !
Autant vous dire que ces cassettes sont introuvables à l'heure
actuelle (surtout depuis l'incendie de la maison de Ayers en 2000 où
dormait encore quelques stocks).
Heureusement, un ex-Kill your Idols, zine morbihannais de la grande époque
dorée du début 90's, en avait une sous le coude. La magie
d'internet a fait le reste et la cassette s'est retrouvée en mp3s.
Une seconde jeunesse. Cette cassette, c'est Manmade disasters.
Une heure trente de samples fusionnels, d'hallucinations auditives, de
boucles avec lesquelles se pendre. Grinçant, aliénant et
stressant. Musique cinématographique où la voix de Bliss
Blood se fait rare. On va pas se mentir. C'est loin d'être exceptionnel,
les longueurs sont monnaies courantes. On imagine Scott Ayers enfermé
dans son studio 24h/24, jouant au laborantin fou mais il en ressort déjà
un son et une approche de la musique très personnelle.
J'étais
autant influencé par Throbbing Gristle que par la façon
de jouer de John Cage ainsi que par Robert Fripp (King Crimson) et
notamment ses travaux au sein de The League of Crafty Gentlemen (uvre
pour 16 guitaristes électriques). Il a eu une énorme
influence sur moi. J'aime aussi beaucoup Ornette Coleman. Certains
de ses trucs me rappellent les Residents dans le sens où ça
sonne tellement étrange ! Bliss et moi-même écoutons
de la musique africaine, de la musique eskimo, toutes sortes de musiques
bizarres du monde entier. Mais j'ai grandi au Texas et j'ai beaucoup
écouté de blues et je dois rompre tous mes liens avec
ça bien que je pense que je sois toujours un guitariste blues.
(Scott Ayers / Option zine, 1993). |
Ce n'est qu'à partir de 1988 que le duo Pain Teens va intégrer
peu à peu une section rythmique, pour la cassette Collective
unconscious mythology and you avec Steve Cook et Bart Enoch (sur deux
titres). La composition reste l'apanage du duo Blood/Ayers mais le groupe
commence par arpenter les scènes du Texas avec une réputation
SM sur le dos. Pendant les premiers concerts du groupe, Bliss Blood a
l'habitude de demander à un volontaire dans le public de monter
sur scène pour ensuite le
fouetter ! La première victime
s'appelle John Reen Davis, chanteur du groupe local Anarchitex (on sait
faire des jeux de mots au Texas !) et Bliss Blood s'excusera après
le concert pour les marques laissées sur son dos et lui proposera
de la crème pour se soigner ! Un rituel lors du morceau New
woman qui s'établira plusieurs fois avec le même volontaire
qui en redemande puisque fouetté à maintes reprises.
1988, c'est aussi l'année de leur première sortie vinylique.
Un album self-titled, toujours sur Anomie records. 13 titres
extraits de leurs trois premières cassettes et remixés par
Ayers. Un condensé du meilleur de leurs esprits torturés.
Univers labyrinthique où s'entrechoquent un monde industriel (les
cliquetis ferrailleux de The Unnammable), un vieux truc rouillé
contre un monde futuriste à la Blade Runner. La désolation
après le champ de bataille, des poulies grinçantes, un groove
lancinant à l'aide de boucles dont on retrouve l'esprit sur les
morceaux les plus barrés de nos Bästard nationaux. Des samples.
Beaucoup de samples. La trame de fond de chaque morceau des Pain Teens,
presque invisibles, agglomérés dans une enveloppe sonore
formant un tout dangereusement attirant. Cris de succubes sur Brown
Jenkin, interrogatoire sur The Shoemaker, dénonciation
des médias qui font leur commerce en vendant du sang et des histoires
horribles (sur A continuing nightmare, sample d'un présentateur
télé racontant l'histoire d'une femme violée, battue,
poignardée et qui survécut tout en sachant qu'elle savait
que cet homme pensait qu'elle était morte). C'est toujours fête
avec les Pain Teens. Boite à rythme martial, soli vicieux de guitares.
Et la voix de Bliss Blood, détachée, presque angélique,
contrastant avec son propos sanglant. Le théâtre est planté.
Claustrophobes s'abstenir. Seule note d'espoir, le beau et exotique Valley
of the sun.
Cet album uniquement sorti en vinyl à l'époque a été
réédité par Charnel Music en 1998. Le titre The
Poor doubt blood a disparu pendant que quatre inédits sont
apparus. L'album a surtout subi un relifting complet par Ayers, redonnant
de l'ampleur et de la clarté à la production.
En 1989, le duo sort son deuxième album vinyl, le dénommé
Case Histories avec une pochette signée Frank Kozik.
Corps stigmatisés, crocs de bouchers. Là encore, la plupart
des morceaux sont issus des cassettes, notamment Collective unconscious
Cependant, le duo s'étoffe d'une section rythmique avec David Parker
à la batterie et Steve Cook à la basse. Ils font une entrée
fracassante sur le titre Bannoy, amenant Pain Teens dans une dimension
plus rock (qui a dit normal ?!). Rythmique martiale, riffs tranchants,
samples très discrets et le chant de Bliss Blood, vénéneux,
prenant la voix du personnage principale, une mère de famille qui
avait enfermé son gosse dans la salle de bain pendant quatre ans
avant qu'il ne réussisse à s'échapper. You want
something to eat. Why don't you the dog's food. You won't get out before
you die. Idem sur Preppy Killer, très bon morceau de
rock sudiste complètement vicié et New woman, le
fameux morceau fouettant. Mais la plupart des morceaux sont encore des
heures de triturations de bandes par Scott Ayers. L'un d'eux est un peu
plus connu puisque Veil of light a été repris (très
fidèlement) par les Bästard sur le CDEP Blind Sink.
Cela ne m'avait jamais frappé jusque là mais les Pain Teens
apparaissent clairement comme une influence majeure des Lyonnais. L'attirance
pour ces morceaux troubles, cette violence sous-jacente, ces touches impressionnistes
où on suggère plus qu'on ne cherche la confrontation directe.
Bien que les Pain Teens aiment bien vous foutre la merde sous le nez et
ne rien cacher de la misère humaine.
Deux albums vinyls qui clôt une première période très
riche pour les Pain Teens, leur permettant d'établir un socle musical
original et une démarche, de travers certes mais très personnelle.
Une quête de climats obsessionnels, une hypnose des bas-fonds à
travers une dimension psyche-noise-indus attirante comme un trou noir.
Naturellement, les oreilles de King Coffey (Butthole Surfers), le boss
de Trance Syndicate, ne pouvaient que bruisser sous les assauts iconoclastes
des Pain Teens. C'est sur son label que tout le reste de l'histoire va
se jouer.
A l'aube de la nouvelle décennie, en 1990, Born in blood
est leur troisième album. Le premier pour Trance Syndicate. On
continue dans la souffrance avec une femme bâillonnée sur
la pochette. Au recto, l'image qui a servi à confondre le serial
killer Ted Bundy, à savoir la marque d'une dent sur une de ses
victimes (on y perçoit surtout une grosse tâche floutée
en noir et blanc !).
La section rythmique prend encore un peu plus ses aises. Pain Teens quitte
peu à peu la sphère ambiante-expérimentale pour intégrer
la sphère rock. Lady of Flame, quasi du Nine Inch Nails
avant l'heure mais avec la couche de crasse et les effets tordus qui font
toute la différence. The Basement, morceau d'ouverture sur
le martyr et le meurtre de Sylvia Likens en 1965 qui a donné cette
vidéo
on ne peut plus explicite. Cadence toujours galérienne du rythme.
Guitare au son bizarre, presque synthétique, encore plus évident
sur Pleasures of the flesh avec l'aide d'un second guitariste,
Ralf Armin. Erratique sur Bad in my head. Reprise de David Bowie
(She shook me de l'album The Man who sold the world), rip
off des Kinks sur l'évanescent The Way love used to be.
Le rock des Pain Teens reste largement déviant, l'entrecoupe toujours
de scénettes bizarroïdes à l'aide de samples mais leur
musique commence à prendre une tournure moins rude.
Cet album va donner ses lettres de noblesse au label naissant Trance Syndicate,
le groupe devenant au fil des ans un des fleurons de l'écurie pendant
que les Pain Teens bénéficie de la promo et de la distribution
de Trance via Touch and Go. Chacun se nourrit de l'autre. (Sur la version
CD de Born in Blood, on retrouve l'album Case Histories).
C'est en 1992 que le monde des Pain Teens est venu me heurter pour la
première fois avec le quatrième album Stimulation
Festival. Pour être franc, je n'y suis pas entrer tout de
suite. Loin de là. Trop étrange. Trop éloigné
de tout ce que je pouvais écouter à l'époque. Trop
loin des formats rock, même fortement teintés de noise. Il
aura fallu la sortie des deux albums suivants pour y revenir et commencer
à comprendre ce qui se tramait dans les entrailles bouillonnantes
de ce drôle de groupe.
Un album dont le thème principal est le tueur en série Albert
Fish (1870 - 1936) à l'histoire édifiante (tueur d'enfants,
cannibalisme, auto-flagellation et toute une série de déviances
incroyables, on du s'y reprendre à deux fois lors de son exécution
sur une chaise électrique à cause des aiguilles qu'il avait
planté dans son corps). Devant cette fascination morbide et quasi
banale vu l'intérêt de très nombreuses personnes pour
les serial killers, Bliss Blood, dont l'enfance a été marqué
par la mort de deux de ses frères, s'explique :
On pourrait
mal interpréter mes intentions à propos de tous ces
morceaux sur les meurtres et la mort. Ce qui m'intéresse vraiment,
c'est arrêter toute cette violence à travers l'éducation
et la compréhension. Je pense que ce pays va encore aller plus
mal si personne ne se soucie pas plus de la protection de l'enfance.
J'ai lu énormément de livres sur les meurtriers et leur
psychologie.
Pratiquement tous ces tueurs, comme Albert Fish, ont souffert de graves
abus pendant leur propre enfance. Quand on juge ces tueurs, on oublie
ces données et c'est une erreur. (Bliss Blood / Alternative
Press, oct. 1992) |
Pour cet
album, Pain Teens s'entoure d'un nouveau bassiste, Kirk Carr, et d'un
nouveau batteur, Frank Garrymartin, à mi-temps avec l'habituel
David Parker qui lui laissera définitivement le tabouret après
cet album. Avec le recul, Stimulation Festival n'a rien d'un ovni
au regard de toute leur discographie (ou alors c'est tous leurs disques
qui passent pour des ovnis !) et s'inscrit dans l'évolution logique
du groupe. Mélange de triturations de bandes avec des éléments
rock, le tout dans des structures bizarres, élastiques avec un
groove pernicieux quand il ne se fait pas guerrier. L'excellent et tendu
The Poured out Blood et le sample du prédicateur Jimmy Swaggart
sur la face A, juste avant le crispant instrumental Drowing. Sur
la snake side, Living Hell ouvre la face de manière apaisée,
Pain Teens se laissant aller à une mélodie identifiable,
notamment grâce au chant de Bliss Blood qui n'a pas son pareil pour
vous enjoliver ses horreurs. L'hypnotique Indiscret Jewels et son
gimmick répétitif. Le caoutchouteux Daughter of chaos,
si vous aimez danser en titubant et sa ligne de basse magique. Et surtout
Wild World, une reprise de Birthday Party (sur le 12'' Bad Seed
en 1983). Cover méconnaissable dont Bliss Blood a pris soin de
modifier les paroles pendant que Scott Ayers déconstruit pour l'entraîner
dans les stridences de sa guitare et une rythmique martiale (décidément,
le maître mot pour parler de la rythmique des Pain Teens !) et traînante.
Un album qui fait preuve au final d'un éventail musical large et
qui se révèle
dans la difficulté :
Nous
essayons d'être le plus ouvert possible. Cela peut prendre la
forme d'un Scott Ayers tout seul dans son studio avec son 16 pistes
ou collaborant avec moi pour jouer les trucs les plus bizarres et
bruyants que l'on puisse faire ou des morceaux issus de répétitions
avec l'ensemble du groupe (Bliss Blood, Alternative press, 1992). |
(Sur la
version CD, 4 titres étoffent l'album dont Hangman's Rope, morceau
d'un split 45 avec Lust).
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