Bitch Magnet

Fin des années 80. Oberlin, coin paumé de l’Ohio, dans les environs de Cleveland. Trois jeunes américains forment un groupe au nom très vendeur et romantique, Bitch Magnet. Une durée de vie très courte mais intense (1987-1991) qui ne les a pas empêché de marquer durablement la scène punk américaine à la même époque que Bastro et Slint avec qui Bitch Magnet partageait un filiation musicale identique. Dans le sillage de Squirrel Bait ou Volcano Suns, Bitch Magnet va s’inspirer de toute la scène hardcore comme les groupes de SST records avec Hüsker Dü, lui appliquer une dimension noise, la fragmenter jusqu’à dessiner les contours du post-rock dès leur second album Umber, deux ans avant le Spiderland de Slint.
Bitch Magnet a commencé d’abord avec Sooyoung Park (basse, chant) et Jon Fine (guitare) avant de tomber sous le charme de jeu de Orestes Delatorre (connu aussi sous le nom de Orestes Morfin), batteur alors de Pay The Man et de le recruter pour former Bitch Magnet. Le trio historique était crée même si deux autres guitaristes viendront se greffer épisodiquement, David Galt et le plus connu David Grubbs (Bastro, Gastr Del Sol).







Mais avec le premier album Star Booty en 1988, Bitch Magnet est encore loin de donner sa pleine mesure. Un disque écrit en grande partie à Atlanta, ville où Delatorre était parti et où Park et Fine l’avaient suivi parce qu’ils n’avaient rien d’autres à faire. De retour à Oberlin quelques mois plus tard, Bitch Magnet enregistre les huit morceaux de Star Booty dans le conservatoire d’Oberlin sur un 8-pistes, dans une pièce pas du tout appropriée pour un groupe bruyant et avec des personnes, eux compris, n’y connaissant rien. Heureusement, Saint Albini, à qui Bitch Magnet avait envoyé une démo avant de partir à Atlanta, a bien voulu s’occuper des bandes foirées pour tenter de rectifier le tir, pour sauver Star Booty. Les influences hardcore comme le Hüsker Dü première époque se font sentir avec des titres qui défilent sec, matraquent à tout va avec un batteur en pleine forme qui moulinent à fond. Mais on sent également poindre une volonté plus mélodique, une esquisse de contours plus complexes et un rythme plus retors, comme une version punk et noise de Mission Of Burma sur Circle K ou Sea Of Pearls. La velléité de remixage ne permet pas de rectifier le coté bordélique du son avec des niveaux entre les instruments parfois surprenants (comme sur Cantaloupe qui, il est vrai, est un titre enregistré en concert (CBGB le 25 octobre 87) donc encore plus sauvage et chaotique) mais ça lui confère également une étrange abrasion pour un disque sonnant comme à nul autre pareil à l’époque. Quand bien même c’était par accident. Et qui va leur ouvrir des portes avec Glitterhouse qui sort la version européenne (What Goes on pour l’Angleterre) alors que c’était à l’origine Communion Label et Roman Candle pour les USA avec une pochette légèrement différente.









En 1989, Bitch Magnet publie Umber, son second album sur les labels identiques que pour Star Booty. Avec un changement de line-up et l’arrivée d’un second guitariste, David Galt et la mise en veille de Jon Fine (qui est tout de même crédité sur Umber) pour incompatibilité d’humeur avec Park et Delatorre. En gros, Fine tapait sur les nerfs de tout le monde.

Jon completely drove me fucking crazy. Not musically but personality-wise. He just couldn't chill the fuck out. Got on my fuckin' nerves. When you're 18, 19 years old, you don't know what the fuck you're doing, you don't realise sometimes that music has to be a collaboration between people, that Bitch Magnet as a band didn't need someone thinking they were the driving force and acting like a rock star. Me and Sooyoung had had enough. (interview de Orestes Delatorre en 2012 dans The Quietus).

Umber signe le véritable point de départ de Bitch Magnet. Une musique massive mais où chaque détail est parfaitement audible et mis en valeur, dense mais pas écrasant, puissant et avec de l’espace. On retrouve certaines similarités dans les intentions avec Rapeman qui avait sorti son album un an auparavant mais Bitch Magnet sait se montrer plus mélodique, voir mélancoliquement ténébreux, des morceaux violents et meurtris. Les compos sortent d’un schéma classique pour pénétrer des angles d’attaques plus sombres, périlleux et tumultueux. Navajo Ace, Joan Of Arc, Punch And Judy, c’est de l’urgence et de la complexité furieuse qui écorche tout en étant limpide. La base est hardcore, le traitement sonore est noise (l’enregistrement de Mike McMackin est cette fois-ci parfait), un math-rock naissant se dessine et des nouveautés apparaissent sur Clay, le calme Douglas Leader et surtout Americruiser. Le chant devient parlé, les ambiances sont très contrastées, entre accalmies qui durent et déflagrations soudaines chargées en tension. Une dynamique à deux vitesses qui rend Umber encore plus percutant et va inspirer de nombreux futurs groupes noise-rock.






La même année, Bitch Magnet sort le maxi quatre titres Valmead/Pea qui existe aussi en version 7’’ avec uniquement ces deux titres alors que sur la version 12’’, vous avez deux morceaux supplémentaires. Jon Fine n’est plus de la partie et David Grubbs (Bastro, Gastr Del Sol) a remplacé David Galt. Valmead, avec sa superbe tirade déchirante à la fin, est un instrumental inédit au moment de cette sortie mais se retrouvera tel quel sur l’album suivant Ben Hur. Pea, lui, ne figure sur aucun autre disque de Bitch Magnet. Même pas sur la compilation posthume de Temporary Residence en 2011. Par contre, vous pouvez en trouver une version différente sur Frigid Stars, le second album de Codeine. Et pour cause, la version sur ce disque de Bitch Magnet a été écrite par Codeine avec Steve Immerwahr au chant, Jonathan Engle à la guitare et soutenu pour le reste par Bitch Magnet. Un morceau commun (qui sonne comme du Codeine mais en un peu plus lourd) entre deux groupes qui ont sympathisé suite à la rencontre entre Sooyoung Park et Steve Immerwahr qui était à l’école également à Oberlin. C’est même Bitch Magnet qui offrira le tout premier concert de Codeine à Boston :

Bitch Magnet devait donner un concert à Boston, au mois d’août 88. Sooyoung, qui était également à Oberlin, avait sympathisé avec Steve qui n’arrêtait pas de lui parler de ce que nous avions enregistré. Sooyoung a dû croire que le groupe existait réellement et lui a proposé de venir jouer en première partie. Je n’avais pas parlé à Steve depuis un moment lorsqu’il m’a appelé : « Ecoute, John, j’ai une idée fantastique, Nous allons vraiment former un groupe, nous allons jouer très, très lentement. Nous pouvons déjà jouer sur scène à Boston ! Qu’en penses-tu ? » A vrai dire, je n’en pensais pas grand chose… (sourire). Mais Steve tenait absolument à son idée. Et quand Steve tient à quelque chose, tu ne peux plus t’en sortir… Chris Brokaw était originaire de Boston, mais étudiait lui aussi à Oberlin. Il est devenu notre batteur. Nous avons donc joué puis nous avons disparu ! Steve est parti en tournée en Europe avec Bitch Magnet pour faire leur son sur scène. Ils n’avaient pas assez d’argent pour le payer, aussi, en contre partie, il leur a juste demandé de citer le nom de Codeine lors des interviews. (interview de John Engle, Magic Mushroom n°9, 1994).

Sur la face B du maxi, ce sont justement deux titres live avec encore David Galt à la guitare. L'excellent Big Pining et Navajo Ace sont deux titres extraits de Umber d’un groupe qui savait être aussi massif sur scène mais n’apportant rien de spécial par rapport aux versions studio.






En 1990, Bitch Magnet publie Ben Hur et ce sera son péplum autant que son chant du cygne. L’apothéose en forme de disque parfait, le point d’arrivée où le noise-rock, le post-hardcore et le post-rock (avant que ce terme ne soit galvaudé) se rencontre en huit compositions éclatantes. Les presque dix minutes inaugurales de Dragoon sont la synthèse avant l’heure entre le Spiderland de Slint et Don Caballero qui verront le jour un an plus tard et tout ce qui suit ce morceau phare enfonce le fait que Bitch Magnet avait réussi à créer son propre son, trouver son credo qui servira de point d’ancrage à toute un scène noise (au sens large) américaine.
Jon Fine est revenu dans le groupe qui se retrouve en configuration originale comme pour mieux refermer la boucle. Sauf sur Valmead où c’est Shannon Doughton qui se charge de la guitare, c’est à dire le pseudo de Britt Walford (le batteur de Slint) sur Pod, le premier album des Breeders. Autre pseudo, celui attribué à (par) Steve Albini, qui s’occupe enfin de l’enregistrement d’un disque de Bitch Magnet sous le nom de Arden Geist (sauf sur deux titres, Valmead et Mesentery) pour un son qui porte la touche Albini, ce son si caractéristique de la batterie qui va comme un gant à Bitch Magnet mais doonnant aussi une ampleur globale, une consistance phénoménale pour un disque qui marquera à jamais Albini d’après ses propres dires dans les nombreux interviews qu’il a donné.
Sooyoung Park parle plus qu’il ne chante, tend à s’effacer, devenir invisible derrière le mur du son véhément de la musique (outre Valmead, Gator est aussi un instrumental
trépidant). Les mélodies se fondent dans des structures mouvantes. Bitch Magnet se joue des contrastes explosions/accalmies avec facilité, sans jamais laisser deviner ses intentions. C’est agressif et accessible. Pesant et lumineux. Bref, un album qui compte.
Si le CD comporte huit titres, le pressage original de Ben Hur en vinyle avait un 7’’ en plus avec Sadie, un titre qui est sorti en single à part la même année. Face B, Bitch Magnet s’attaque à The Misfits avec la reprise en live Where Eagles Fly en mode bien punk.










Toujours en 1990, Bitch Magnet sort un single qui n’a que peu d’intérêt. Mesentery est un titre figurant sur Ben Hur et qui sort en face A d’un single car il est tout simplement génial, incisif et très représentatif de la mouvance noise-rock. Motor est aussi un très bon morceaux mais il issu à l’identique de Umber. Reste le cas de Big Pining, un titre de Umber également. Pour Bitch Magnet, si on en croit leur texte au verso de la pochette, c’est une version moins nulle que la version de l’album. Personnellement, je préfère la version Umber, plus mordante, plus noise notamment grâce à la basse qui racle. Un single publié conjointement par Waterfront records et Runge-Kutta Enterprises.











Et alors que le groupe a splitté dans une indifférence crasse et que Sooyoung Park a déjà débuté un autre groupe (Seam), un ultime disque sort, le single Sadie sur The Caff Corporation. Comme il était indiqué sur le single inclus dans le 33 tours de Ben Hur, These songs are early material and rock accordingly. Effectivement, Sadie, petit bombinette punk-noise, aurait très bien pu se placer sur Star Booty. Sur l’autre face, c’est une version live et très propre de Ducks And Drakes, un des très beaux et calmes morceaux de Ben Hur.

Bitch Magnet a joué son dernier concert le 30 décembre 1990. C’était en Europe, en Hollande, au Vera Club de Groningen. Sooyoung Park a formé Seam et puis a abandonné la musique en 1999 après la dissolution de Seam et s’est installé à Singapour. Le batteur qui vit à Calgary a joué avec Walt Mink et Godrifle (jamais entendu parler) et Jon Fine a joué avec Vineland, a accompagné Don Caballero sur quelques concerts et, plus récemment, a été vu au sein de Coptic Light.

Et tout ce beau monde s’est reformé brièvement en 2011, comme souvent pour le ATP Festival, sur l’invitation de Ian Williams (Don Caballero, Strom And Stress, Battles), un fan de la première heure. Une tournée s’en est suivi avec une poignée de dates en Europe, d’autres en Asie et une courte tournée aux États-Unis à l’automne 2012 dont quelques traces subsistent comme à la Knitting Factory (NY), Londres et même à Manille.
Et si vous désirez la totale (ou presque) en un seul coup, Temporary Residence a publié en 2011 un triple album (qui s'écoute ici) regroupant Star Booty, Umber et Ben Hur ainsi que le morceau White Piece Of Bread qui était égaré (avec du beau monde comme Cows, Bastards, Helios Creed, Unsane) sur la compilation Endangered Species et des versions alternatives de certains morceaux déjà connus.

SKX (21/04/2020)




Discographie ::

Star Booty LP [Communion Label/Glitterhouse 1988]
Umber LP [Communion Label/Glitterhouse 1989]
Ben Hur LP [Communion Label/Glitterhouse 1990]

Valmead/Pea 12'' or 7'' [Communion Label/Glitterhouse 1989]
Mesentery/Motor/Big Pining 7'' [Waterfront/Runge-Kutta 1990]
Sadie 7'' [Caff Corporation 1991]

Compilation 3xLPs [Temporary Residence 2011]