Moonshake

Dès la fin des Wolfhounds en 1990, David Callahan ne tergiverse pas et enchaîne avec Moonshake. Après une annonce placée dans le Melody Maker, il recrute Margaret Fiedler (guitare, voix, samplers), John Frenett (basse) et Miguel Moreland (batterie), veut baptiser son nouveau projet Skyscraper mais, sous la pression de ses nouveaux acolytes, opte finalement pour Moonshake, d'après un morceau de Can qui l'avait lui-même piqué à un vieux roman japonais.

J'ai tout de suite essayé de monter un groupe avec Margaret. C'était un duo au départ mais on a décidé qu'on avait besoin d'une section rythmique(…). J'ai considéré les Wolfhounds comme un apprentissage pour les fautes que l'on avait commises. Mais ça ne vaut pas le coup d'abandonner quand tu ne peux pas exactement faire ce que tu veux. J'avais envie de faire des choses dans les Wolfhounds mais c'était un groupe très démocratique. Je voulais faire quelquechose qui ait une direction bien précise plutôt que quatre personnes essayant de jouer ensemble. (Dave Callahan)

Cette direction est bien différente de celle prise par les Wolfhounds. L'époque de la compilation C86 est très loin, totalement révolue. Moonshake, c'est un improbable mélange de guitares noisy qui disparaîtront peu à peu, d'une basse ronde et de plus en plus dub, d'un groove tour à tour lancinant ou urbain, dansant ou névrosé et de samples, de beaucoup de samples, créant un paysage sonore unique, tout en gardant une teneur, une verve rock. Vous rajoutez la voix caractéristique, nasale et pleine d'amertume de Callahan ou celle, plus aérienne et douce de Fiedler et Moonshake est, à l'instar des Wolfhounds, un groupe qui ne se contente pas de suivre le troupeau et propose, à l'orée des années 90, une musique très singulière et captivante.



Pourtant, le premier maxi baptisé simplement First (Creation, 1991) n'est pas encore caractéristique du futur son de Moonshake. My Bloody Valentine vient de sortir son Loveless, l'époque est à la noisy-pop, au shoegazing et Moonshake empiète sur ce territoire. Les guitares sont noisy, la voix de Margaret est éthérée, les samples encore discrets. Gravity porte bien son nom, surtout la phrase au complet, Life without gravity, car ce titre nous envoie direct en apesanteur. Coward, écrit par Fiedler, est plus hargneux, toutes guitares dehors, malgré la douceur que lui confère le chant de Fiedler et il faut attendre Coming, sur la face B, pour entre apercevoir le futur de Moonshake. Groove entraînant, ambiance oriental avec un sample de charmeur de serpent, riff de guitare pernicieux que la voix de Callahan, lui aussi aérien, n'arrive pas à éteindre, Moonshake commence à mélanger les genres et c'est un bonheur total. Hanging est un rare titre co-écrit par Callahan et Fiedler. Ca sera une donne importante pour le futur du groupe puisque tous les morceaux seront marqués par la dualité de ce (faux) couple, deux fortes personnalités qui ne sont pas prêtes à faire des concessions et finiront par se séparer, faute de trouver un compromis.




Mais il est dit que Dave Callahan, même quand il s'inscrit dans un courant musical à la mode, ne fera jamais les choses tout à fait comme les autres. La noisy-pop de Moonshake avait déjà quelquechose de différent et Moonshake continue de creuser son propre territoire avec le second maxi Secondhand Clothes en 1992. Changement de label. Le groupe atterrit sur Too Pure records. Paul Cox et Richard Roberts, leurs deux managers qui bossaient pour Creation, montent ce nouveau label et quand Moonshake s'aperçoit qu'ils ne seront qu'un groupe parmi les autres sur l'imposant Creation, ils franchissent la porte du label londonien qui monte, en comptant déjà Th' Faith Healers, Stereolab et PJ Harvey dans ses rangs.
On note tout de suite la basse mise en avant, ronde et charnelle, le son qui s'enrichit de samples mais avec toujours cette attaque de guitare qui fait mal tout en étant plus l'instrument principal. Callahan et Fiedler se partagent le chant, se complètent entre la douceur de l'un et l'agressivité de l'autre (je vous laisser deviner qui fait quoi) et Secondhand Clothes marque le départ du véritable Moonshake. Contrairement aux Wolfhounds, les faces B des maxis de Moonshake ne sont pas de simples faire-valoir. Ca sonne comme un cliché mais le titre signé par la fille Fiedler (Blister) sonne plus calme, plus atmosphérique alors que le titre du mec Callahan (Drop in the Ocean) est plus batailleur, ne serait-ce que par le chant plus acrimonieux. Une constance que l'on retrouvera régulièrement sur les disques suivants.




1992 toujours et sur Too Pure, troisième maxi, Beautiful Pigeon, titre principal cette fois-ci signé Fiedler. On ménage déjà les susceptibilités ? D'ailleurs, la musique des trois morceaux est signée par Fiedler, Callahan se contentant d'écrire les paroles des deux titres de la face B. Beautiful Pigeon fait la part belle à la rythmique en avant, coups de caisse claire obsédants et samples dans le fond envoûtant. Si on se réfère au cliché précédent, la musique doit être plus portée sur l'ambient. En Face B et sur Beeside, Fiedler se lâche carrément. Beeside est totalement vaporeux alors qu'un regain de nerf et une tendance hip-hop se dégage sur Home Survival Kit.




En pleine verve créatrice, Moonshake sort toujours en 1992, Eva Luna, son premier album et c'est un coup de maitre. On ne retrouve que Beautiful Pigeon des maxis précédents mais c'est loin d'être le meilleur titre. City Poison, titre qui ouvre les hostilités, est la quintessence parfaite du maelström Moonshake. Entre le rythme entraînant, la basse aux sonorités dub, la guitare aiguisée et les samples idéalement disséminés, City Poison est un tube tout puissant. Et des comme ça, il ya en a un paquet. Spaceship Heart, Mugshot Heroine, Seen and not Heard, bizarrement, des titres écrits par Callahan, ceux où la tension rock est la plus palpable, domaine où un Callahan, toujours en colère, excelle. Si la musique quitte la sphère unique du rock et s'ouvre à d'autres horizons, son approche reste viscéralement punk. La nouvelle donne, c'est la présence de cuivres qui ne sont pas des samples comme on aurait pu le penser. Trompette et saxo que l'on doit à Terry Edwards et flûte de la part de Yvette Lacy. Eva Luna, un album où la révérence à P.I.L. est inévitable mais Moonshake a su créer sa propre identité. Explorer, expérimenter, maîtres-mots du vocabulaire Moonshake mais qui n'a pas oublié d'écrire de grandes compositions dans un format pop. Que tous les groupes actuels mélangeant le rock, l'electro et autres styles hasardeux en prennent de la graine, eux dont les morceaux sont littéralement vides et se cachent derrière le bruit et des ordinateurs aux logiciels pratiques pour masquer le manque flagrant d'inspiration. Eva Luna, album hypnotisant et une des plus belles réussites de 1992.






En 1993, Moonshake enchaîne et sort un seul disque (c'est qu'on deviendrait gourmand). Big Good Angel est un mini-album six titres dont Too Pure est toujours le label. Un disque caractérisé par une présence accrue des samples et une disparition quasi-intégrale de la guitare. A vrai dire, il est difficile de certifier si il existe des traces de six cordes ou non tant les samples foisonnent. Richesse des sons qui se télescopent, à l'image du flamboyant Capital Letters ou de Girly Loop avec le débit de Fiedler se rapprochant d'un scandé rap et de l'énorme ligne de basse, basse qui ne cesse de vous cogner le bas du ventre, plus que jamais en avant. Sur l'autre face, Moonshake continue son travail d'orfèvre avec des rythmiques presque jungles et des samples comme de véritables instruments, créant un tissu musical assez bluffant.

Ce disque marque surtout la fin de la collaboration entre Dave Callahan et Margaret Fiedler.

J'aimais vraiment les chansons de Dave Callahan dans les Wolfhounds et sa voix, vraiment ! C'est pourquoi je voulais être dans un groupe avec lui. Mais nous étions des personnes différentes, écrivant des choses différentes. Nous avions pourtant les mêmes influences, Can, PIL, Kraftwerk, Eric B & Rakim et My Bloody Valentine pour en nommer quelques unes et Moonshake était censé être une rencontre forte entre tout ça. Mais au bout d'un moment, la tension qui existait au sein de nos compositions et notre façon de chanter a débordé dans notre vie de tous les jours. Les choses étaient devenues très tendues sur notre dernière tournée aux Etats-Unis en 1993. Dave et moi, on a toujours voulu faire ce que nous aimions. Je n'ai jamais fait de compromis et c'est pourquoi j'ai été forcé à quitter le groupe. Après la tournée américaine, Dave ne voulait plus travailler avec moi. Ce n'a pas été un départ amical. En fait, cela m'a pris des années pour m'en remettre, ce qui est triste à admettre. Je n'ai pas parlé avec David depuis des années. J'ai appris qu'il était heureux, qu'il avait des jumeaux et qu'il était un père formidable. (Margaret Fiedler, revenant en 2009 sur l'histoire de Moonshake et Laïka pour le zine The Dumbing of America).

Fiedler part formé Laïka, emmenant dans ses bagages le bassiste John Frennet et Guy Fixsen, le producteur de tous les Moonshake jusque là. Ca n'empêche pas Callahan de continuer à faire grandir son bébé avec Mig Moreland, de recruter un nouveau saxophoniste/clarinettiste/flûtiste (Raymond Dickaty) et d'avoir les mains totalement libres pour faire de Moonshake ce qu'il veut.



Un départ qu'il ne l'affecte pas du tout, au niveau de la créativité en tout cas, puisque tout de suite après, en 1994, il sort un nouvel album, The Sound Your Eyes Can Follow, toujours sur Too Pure. Très belle métaphore pour dire que la musique de Moonshake est plus que jamais visuelle et que la richesse des samples est révélatrice d'image, génératrice de songes luxuriants. Si on avait des doutes sur la présence de guitare sur Big Good Angel, la mention " Guaranteed guitar-free " barrant le verso de la pochette ne laisse plus planer le moindre doute. Une jungle de samples, une texture sonore où plusieurs écoutes ne suffisent pas à tout identifier. Sur une base rythmique toujours forte (Johnny Dawe pour la basse), Callahan joue au Jim " Fœtus " Thirlwell made in London, tout en gardant pied avec la réalité et un cadre pop music. Le départ de Fiedler n'empêche pas non plus Moonshake d'avoir son quota de voix féminine. Et pas des moindres. PJ Harvey sur Just A Working Girl, un des titres les plus connus de Moonshake. Katharine Gifford (Stereolab et puis plus tard Snowpony) sur trois titres. Lee Howton sur Into Deep Natural et Molly Burnham pour un spoken word sur The Grind.
Un album dense mais étonnamment limpide car le talent mélodique et de compositeur de Callahan est intact. Joker John et son fameux sample inaugural avant que ne déboule un rythme jungle, les cuivres de Your Last Friend in This Town, le plus délayé Ghosts of Good Intentions, la touche rétro de We're Making War ou le plus frontal Shadows of Tall Buildings, autant de morceaux prenants. Grand album qui n'a pas pris une ride.












Toujours en 95, un aparté avec le Clawfist Singles Club Releases, série qui a débuté en 1991 avec des splits singles, un groupe reprenant un morceau figurant de l'autre coté de la face. The Ex et The Mekons, Bastro et My Dad is Dead, Terminal Cheeseckae et God, autant d'exemples que Moonshake ne suit pas car ce single n'est pas un split. Moonshake, par contre, se prête au jeu de la reprise. Lola Lola, un morceau datant de 1968, interprété à l'origine par Eartha Kitt et Always True To You in my Fashion, un morceau de Cole Porter. Deux morceaux totalement retravaillés par Moonshake, avec Melissa Gates au chant, deux morceaux qui se fondent dans le paysage sonore de Callahan et sa bande. C'est surtout une clef d'accès à la banque de données sonores du groupe, trouvant dans les disques des années 50 et 60 qui n'ont rien à voir avec le rock, toute la richesse des samples de Moonshake.




Dernier tour de piste pour Moonshake en 1996 avec la sortie de l'album Dirty & Divine, non plus sur Too Pure mais sur World Domination Records, sous licence du label américain C/Z records, plus réputé pour ces groupes grunge qui tachent. Avec Raymond Dickaty, Matt Brewer et Michael Rother, nouveau batteur, Dave Callahan poursuit et achève brillamment Moonshake. Les samples de vieux disques jazz, exotiques, de musiques de films des années 50 et 60 ne sont plus un mystère, donnant une coloration plus jazzy et détendue à cet ultime disque. Les rythmes/breakbeats/jungle sont plus que jamais le fondement sur lequel Callahan construit son impressionnant canevas de samples. La basse vous cogne le plexus et le chant est principalement assuré par Callahan, les voix féminines se contentant de faire quelques chœurs discrets. Encore une belle brochette de titres mémorables, collision improbable de sons disparates, cet album est moins marqué par la tension que ces prédécesseurs mais reste une très belle fin de route.





L'année suivante sera l'occasion pour le groupe de faire une tournée d'adieu - même si ils ne le savent pas encore - et de faire une halte à Rennes, en mars 1997, dans un Tontons Flingueurs archi-bondé, le groupe ayant une certaine reconnaissance en France.

Après cette tournée, Dave Callahan part s'installer à New-York, signifiant ainsi la fin du groupe. Un CD de remixes sur C/Z a également vu le jour en 99 mais la décence m'empêche d'en parler. On retrouvera Callahan bien des années plus tard à Londres à nouveau, reformant un nouveau groupe, The $urplu$! (avec la chanteuse Anja Buchuele), dont les demos postées sur leur site étaient prometteuses mais Callahan n'a jamais été plus loin que ce stade primaire.
Si vous voulez revoir sa tronche sur une scène, c'est désormais avec les Wolfhounds réactivés (+Andy Golding, Dave Oliver et Peter Out(?)) qu'il faudra compter, en espérant que ce songwriter de talent, un des meilleurs de ces vingt dernières années, n'ait pas perdu la main et qu'il se remette un jour à composer.

SKX (05/09/2011)

Discographie ::

. First 12"
Creation records 1991
. Secondhand Clothes 12''
Too Pure 1992
. Beautiful Pigeon 12''
Too Pure 1992
. Eva Luna LP
Too Pure 1992
. Big Good Angel mini-LP
Too Pure 1993
. The Sound Your Eyes Can Follow LP
Too Pure 1994
. Lola, Lola / Always True to you in my Fashion 7''
Clawfist 1995
. Dirty & Divine CD
World Domination - C/Z 1996