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Shellac
To All Trains – LP
Touch And Go records 2024

Dans un monde utopique où la mort ne faucherait jamais personne, ce disque de Shellac n’aurait sans doute pas été chroniqué dans cette gazette internet. Parce que le trio ne Chicago n’a jamais trouvé beaucoup d’échos par ici. Et quand ce fut le cas, ça été leur fête. Généralement, quand vous avez l’impudence de tenir ce genre de propos, c’est, au choix, quelques mâchoires qui se décrochent, des yeux qui se lèvent au ciel ou des ayatollah de Shellac qui vous tombent sur le râble. Bref, l’incompréhension totale et le bûcher en prime.
Mais voilà, Steve Albini a cassé sa pipe le 7 mai dernier et ça fait chier. Ce To All Trains, fallait que je l’ai. Parce que merde, c’est Albini quoi ! Et en plus, je l’ai écouté. L’heure doit être grave. Et comme un joli pied de nez, Albini et ses deux fidèles compères pour l’éternité Todd Trainer et Bob Weston sortent un album qui aurait presque le don de me réconcilier avec Shellac. Un sixième album que je ne pensais plus Shellac capable d’écrire. C’est pas un retour au source mais le trio est revenu à des compos plus courtes, incisives, simples, efficaces et inspirées comme à l’époque des premiers glorieux 45 tours, voir enjouées (Scabby The Rat). C’est bien la première fois depuis At Action Park que je ne m’ennuie pas en écoutant Shellac. Pour l’occasion, j’ai même été réécouter les précédents albums. On ne sait jamais, en vieillissant, je deviens peut-être moins con, on se bonifie comme le vin, je vais pouvoir participer à la fête, ça va être super. Mais non. Terraform, 1000 Hurts, Excellent Italian Greyhound, Dude Incredible où j’avais pourtant cru entendre du mieux à sa sortie, ne provoquent toujours aucun remous en particulier. Plus ou moins plaisants dans l’ensemble mais qui laissent pas mal indifférent au final.
Et je crois désormais comprendre pourquoi j’ai pu me montrer si dur avec Shellac et Albini. Un gars qui avait fait preuve de tellement de talent et mis la barre si haute avec Big Black et Rapeman qu’on en était devenu très exigeant et que le passable n’était pas envisageable, que ce qui aurait fait de très bons disques pour des groupes lambda n’était pas à la hauteur d’un bonhomme comme lui, l’impression que tous les élèves qu’il avait inspirés, autant par ces groupes que par son travail en studio, avaient plus d’une fois dépassé le maître.

Mais on est pas vraiment là pour parler de ce disque, c’est qu’un prétexte, l’occasion de rendre hommage à Steve Albini. Je l’ai jamais rencontré personnellement. Le plus près, c’était à chaque fois en concert comme cette première fois, un jour de 1994 dans une boite de nuit à Angers pour un concert de Shellac en petit comité. Shellac sortait du Black Box studio dans la campagne angevine après avoir mis en boite quelques morceaux de At Action Park avec Iain Burgess et Peter Deimel. Le trio en avait profité pour donner un concert à moitié surprise, à moitié de dernière minute. Je suis loin de tout me rappeler de ce concert – je me souviens en fait surtout de l’after et du retour épique avec une bande de renno-quimperlois – mais j’ai quand même le souvenir que le trio faisait déjà l’avion sur Wingwalker. Et que j’avais tripé grave sur leur prestation.
La disparition d’Albini laisse ce même arrière-goût fort déplaisant et triste que j’ai pu avoir quand Armin Hofmann de X-Mist records est décédé l’année dernière. Tout un pan de ta vie, de toi-même qui part avec eux et le putain de signe que tu deviens vieux aussi. Un gars qui t’as accompagné depuis tellement longtemps qu’il semblait inmourable.
Et qu’il a composé la bande-son de ta vie de passionné de musique. Je ne compte plus les disques sur les étagères où son nom et ses nombreux pseudos figurent. Enregistré par Steve Albini. C’était devenu une marque de fabrique. Un mème avant l’heure. A tel point qu’un groupe de Strasbourg (avec des futurs Electric Electric et La Colonie De Vacances) début 2000 s’était appelé Enregistré Par Steve Albini par dérision. Tellement de disque importants, des disques qui comptent, chers à ton petit coeur. Jesus Lizard, Dazzling Killmen, Tar, Big’n, Bastro, Bitch Magnet, Craw, Distorted Pony, UT, Oxbow, Zeni Geva, Don Caballero, Shorty, Mount Shasta, Jack’o’Nuts, Jaks, Silverfish, Uzeda, Bellini, Killdozer, Melt-Banana, Les Thugs, Heliogabale, Chevreuil, A Minor Forest, Killdozer, Poster Children, Storm & Stress, The Ex, Neurosis, Wedding Present, Mclusky, Membranes, Zu, Milemarker, The Conformists, Three Second Kiss, My Disco, Stnnng, Ken Mode, Meat Wave, Metz, Glazed Baby même juste pour un EP, Table même juste pour un single, ils sont tous passés un jour ou l’autre entre ses mains. Tout bonnement incroyable.
Comme des moins connus mais tout aussi bandants et qui étaient si importants pour Albini l’altruiste comme Drunk Tank, La Gritona, Loraxx, Daviess County Panthers, Faucet, The Martians, Hegoat, Bodychoke, Ativin, The Great Unraveling, Bert, Taylor, Staynless, Chisel Drill Hammer, Neutrino, Kash, New Brutalism, Valina, Giddy Motors, Kash, Ring Cicada, Bear Claw, Moutheater, Conduct, Alpha Strategy. On pourrait noircir des pages et des pages. Toute la crème noise-rock est passé. Et bien au-delà de ce style. Gastr Del Sol, Smog, Songs Ohia, Brise Glace, Burning Witch, Dirty Three, Low, Nina Nastasia, Shannon Wright, A Whisper In The Noise pour ne citer qu’eux.
Et puis Big Black et Rapeman bien sûr. Ce son de guitare légendaire, la provocation des mots, le timbre de voix parfait pour les cracher, la basse qui a défini l’approche de cet instrument pour tous les groupes noise-rock à venir (à égalité avec Birthday Party) et la boite à rythme Roland aussi connue que les trois autres membres de Big Black. Ne pas posséder Atomizer et Songs About Fucking qui vous possèdent tout autant devrait être puni par la loi. Idem pour l’unique album de Rapeman, Two Nuns And A Pack Mule. Des chansons, des putain de chansons qui te mettent à l’envers à chaque écoute, qui n’ont pas perdu une once d’intensité, de malsain, d’urgence, de rage, de pertinence en plus de quarante ans, ce n’est pas le fruit du hasard. Deux groupes qui ont écrit les tenants et les aboutissants du noise-rock. Un avant et un après. Set me on fire. Kerosene à burne. Et pas la peine d’épiloguer sur l’ultime titre de To All Trains, I Don’t Fear Hell, qui sonne comme un mauvais présage, parce que ce foutu enfer n’existe pas et le paradis encore moins. On redevient juste poussière entre les poussières. Celle de Steve Albini restera juste et à jamais un peu plus importante que la moyenne.

SKX (30/05/2024)