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thrilljockey
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Keiji
Haino & Sumac
American Dollar Bill - Keep Facing Sideways, You're Too Hideous To
Look At Face On 2xLPs
Thrill Jockey records 2018
Vouloir écouter le double album de Keiji Haino et Sumac, c'est
comme vouloir faire un marathon alors que la seule fois de ta vie où
tu as couru, c'est pour prendre le bus. Il faut un minimum de préparation,
savoir où tu mets les pieds, s'armer mentalement et physiquement
pour affronter les pires souffrances. Sumac, c'est ce bloc de béton
qui te descend sur le coin de la gueule, une énorme masse sonore
aux fragmentations multiples quand elle atteint sa cible, toi en loccurrence.
Deux albums
sont là pour témoigner des ravages irréversibles.
Keiji Haino, c'est un mythe japonais ramonant les tympans sans contraintes
et sans compromis depuis plus de quatre décennies, un explorateur
du bruit sous toutes ses formes, un sculpteur sous toutes ses facettes,
du silence le plus flippant au déluge thermonucléaire primaire.
Avec toutes les nuances possibles entre les deux. Mais en règle
générale, tu fais pas le malin devant un disque de Keiji
Haino. Alors quand ces deux entités font cause commune pour une
guerre nippo-américaine inédite, tu serres les fesses et
tu t'attends à tout. Ou à rien. La fin du monde dans l'indifférence.
Les trois américains de Sumac et le japonais de 65 printemps se
sont enfermés dans un studio à Tokyo, ont improvisé,
bouffé de la bande, coupé dedans, confié le mixage
à Kurt Ballou (Converge) mais aussi à James Plotkin qui
a en plus mastérisé le tout. De cette intense brasier, cinq
compositions sont sorties, plus d'une heure d'un matériau sonore
volcanique, exigeant, éreintant, extrême mais également
démoniaque, aliénant et passionnant. Ça ne sera pas
le disque de tous les jours. Notre masochisme a des limites. Mais sous
des dehors sentant le soufre et la désolation, American Dollar
Bill est surtout un paysage savamment construit de la part de musiciens
maîtrisant la puissance de feu de leurs instruments, sachant s'écouter
entre eux et tempérer leurs ardeurs bruitistes pour évoquer
une tension souterraine, dessiner un horizon sombre et atmosphérique
permettant de reprendre ses esprits. Alors oui, Nick Yacyshyn provoque
des tsunamis à lui tout seul avec une batterie forcenée
et martyrisée. C'est régulièrement une avalanche
de riffs et rythmes massifs, frénétiques en mode free noise
de l'enfer. Les morceaux sont fleuves, adoptent un cheminement chaotique,
tu ne sais plus où tu habites, les larsens, feedbacks t'encerclent
et personne pour venir te sauver. C'est surtout foutrement intense, une
folie furieuse, cathartique et une envie nihiliste de se laisser hypnotiser
par cette alchimie noire. Les vocalises de Keiji Haino, parfois étranges,
souvent judicieuses participent à cet ensorcellement, un instrument
à part entière au même titre que la flûte qu'il
dégaine, shamanique, que le petit scarabée que tu es ne
peut que suivre.
Et puis dans tout ce maelstrom, de surprenants moments de poésie
comme cette petite et prenante mélodie intervenant au beau milieu
des vingt minutes de la magistrale compo qui a donné son nom à
l'album. Sur I'm Over 137% A Love Junkie And Still It's Not Enough
Pt. I, le monstre à quatre têtes est étonnement
plus sage, inspire toujours la peur mais il est possible de se laisser
porter dans une rêverie paradoxale. De longues introductions ou
conclusions comme sur What Have I Done ? Pt.1 et Pt.2 (je
vous fais la version courte car chaque titre fait trois kilomètres
de long) anxiogènes, brouillées, triturées mais qui
ne sont pas vaines et laissent dans un état second. American
Dollar Bill n'est pas un déluge de bruit pur. C'est la rencontre
entre deux entités parlant le même langage, ne formant qu'un
seul et même groupe, l'expression d'un rock exploré, violenté
dans le moindre recoin avec ce qu'il faut de bienveillance pour le rendre
audible et captivant. Il faut aimer être une brindille trimballée
dans une mer déchaînée, ne pas chercher à tout
comprendre, se laisser aller, souffrir en silence. L'arrivée au
sommet n'en sera que plus belle.
SKX (13/03/2018)
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