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Shield Your Eyes
Reciprocate – LP
Romac Puncture Repairs 2014

J’ai vraiment été surpris en apprenant que Dan Pedersen avait quitté Shield Your Eyes. C’est lui, en tant qu’ingénieur du son, qui en 2011 avait enregistré Volume 4 dans un hôtel, sur l’ile de Jersey, à la morte saison – les superbes photos du livret qui accompagnent le disque en attestent ; puis il avait carrément intégré le groupe, prenant le poste de bassiste, ce qui a ensuite donné l’album Reach, publié lui en 2013. Shield Your Eyes semblait alors avoir trouvé ses marques, du moins une stabilité lui permettant d’assumer pleinement et d’assurer dans les meilleures conditions possibles l’évolution musicale peu à peu choisie par le groupe au fil des années et des enregistrements. Mais les bassistes et Shield Your Eyes c’est après tout une drôle d’histoire et seuls deux d’entre eux ont tenu sur deux albums consécutifs : Toby Hayes qui a joué sur les deux premiers LP du groupe (s/t en 2008 et Shield ‘Em en 2009) puis Nick Bavin qui a lui joué sur Theme From Kindness (2010) et Volume 4.
Pour Reciprocate, sixième album du trio en sept années, c’est une bassiste que l’on trouve à ce poste : Dearbhla Minogue. Son jeu est coulant, clair mais ferme et continu – elle offre une assise essentielle aux deux autres musiciens, sans se faire manger par ailleurs. Pas facile sûrement de se ménager une place, aussi petite soit-elle, entre Henri Grimes (batterie) et Stef Ketteringham (guitare, chant, harmonica). Ils forment une sorte d’entité indissociable, quasiment gémellaire – avec ce truc particulier aux faux jumeaux qui se sont choisis – mais il est évident, à l’écoute de Reciprocate, que la basse reste un élément définitivement essentiel de la mécanique céleste de Shield Your Eyes. Les deux autres auraient beau s’agiter dans tous les sens, sans basse la musique du groupe perdrait une bonne partie de sa profondeur de champ. Dearbhla est ainsi peut-être la meilleure bassiste qu’ait jamais eu Shield Your Eyes, chose que j’ai également pu vérifier en concert. Et, avant elle, Dan avait fait énormément de bien au groupe en lui apprenant à maitriser sa fougue pour creuser toujours davantage dans cette veine blues noise, inimitable, qui est donc le fondement de l’identité du groupe.

Du blues il y en a plus que jamais sur Reciprocate, mais je ne parle pas de blues spectaculaire, chaud et viril ; car la musique de Shield Your Eyes transpire également la pop et associe donc deux composantes qui avaient déjà fait des étincelles en Angleterre dans les années 60. Perpetual Blues et surtout Dilemma ne donnent ainsi pas le choix, portés par une sensibilité et un sens mélodique à fleur de peau ; le titre d’Abandon est lui plutôt trompeur, puisque la batterie en profite pour partir dans des cavalcades de chien-fou, sur fond d’harmonica criard ; et en ce qui concerne les six minutes de Stands, petit miracle de lévitation, on pourrait bien y dénicher une illustration de l’expression « rêver tout éveillé ». Voilà, en gros, pour la première face de Reciprocate et cela suffit déjà amplement pour être convaincu que ce sixième album a une vraie raison d’exister, que Shield Your Eyes n’est pas un groupe qui enchaine les albums pour rien, qu’il y a ici un besoin et un désir viscéral de s’exprimer et que le résultat de ce désir est l’une des plus belles musiques qui soit à l’heure actuelle.
La face B débute par deux titres enregistrés en concert, dont le magnifique Drill Your Heavy Heart (sa version initiale en studio figure sur Volume 4) et qui font résonner très fort le blues de Shield Your Eyes. Un blues, je l’affirme encore, quasiment déraciné bien que parfaitement identifiable et qui en ce sens est le dénominateur d’une extension nouvelle d’un rhizome musical que l’on croyait – jusqu’à présent – en complet état de latence. Puis vient Reciprocate («rendre», «partager») qui a donné son titre à l’album et qui est un intermède bruyant à la guitare et d’une trentaine de secondes à peine, ce qui me fait toujours rire. Mais il reste encore deux chansons pour terminer le disque. D’abord False Natural, qui avec son refrain lancinant chanté à plusieurs voix et avec cette faculté de mélanger en un tout cohérent et recherché des éléments aux arômes si délicatement prononcés mais différents, est un autre joyau de l’album – si Shield Your Eyes avait eu les moyens de ne publier qu’un single deux titres, la paire False Natural/Stands aurait été une pure merveille pour jukebox. Enfin, And And And, petite pépite psyché-folk où un banjo, en soutien à la guitare cristalline, apporte une touche inédite ; le chant – pourtant plus neutre que d’habitude – prend lui aussi une tout autre hauteur. Alors autant dire que cette ultime surprise permet d’espérer encore de grandes choses de la part de Shield Your Eyes. Vivement le septième album.

Hazam (12/12/2014)