cannibalesetvahines
|
Cannibales
& Vahinés
N.O.W.H.E.R.E - CD
Tractor Notown 2012
Le territoire
à réduire est vaste. Un grignotement de tous les instants,
une multitude de parcelles. Pas une seule ne saurait échapper à
l'exploration. Cannibales & Vahinés, nom tiré d'un livre
de l'anthropologue Roger Boulay (Hula Hula, Pilou Pilou, Cannibales
et Vahinés), trio de la sphère jazz toulousaine, broie
lui aussi des fantasmes, lutte contre les clichés, jette des ponts
et si il déclare aller Nowhere, c'est en fait parce qu'il
va partout. En formation à trois, Cannibales & Vahinés
a déjà sorti en 2008 William S. Tell, un album au
nom cynique qu'il me tarde de découvrir.
Depuis, G.W. Sok, le chanteur hollandais de The Ex volant maintenant de
ses propres ailes, a intégré le groupe, rencontre heureuse
et déterminante permettant à Marc Démereau (saxophone,
électronique), Fabien Duscombs (batterie) et Nicolas Lafourest
(guitare) de côtoyer d'autres mondes. Free-rock ou free-jazz, peu
importe les qualificatifs pourvu qu'on ait l'ivresse et l'ivresse, on
l'a, à ras bord, débordante de partout, par vagues entières.
Du premier titre 2-2-3 Fridges, inspiré par Mulatu Astatke,
figure historique de l'éthio-jazz, au dernier, Night and Day,
reprise éclatée et éclatante de Léo Ferré,
Cannibales & Vahinés est avant tout incroyablement généreux.
Une musique poétique, nerveuse, bruyante, lunaire, chaotique, lumineuse,
se passant de toutes étiquettes et qui devrait aussi se passer
de tous commentaires tellement c'est subjuguant là-dedans et que
ça laisse sans voix.
2-2-3- Fridges, encore lui, guitare hystérique, en mode
frelon électrique pétant un plomb dans la lumière
d'un halogène, morceau déjà présent sur le
single #3 de Detective
Instinct, tout comme Rid mais dans des versions tellement différentes
et envoûtantes qu'on y trouve rien à redire. On ressent la
même beauté poignante que sur les morceaux les plus dramatiques
de The Ex, Bee Coz (album Starters Alternators) en tête,
avant de se faire envoyer dans les cordes par des ruades bruitistes, des
crépitements de batterie en mode free, un saxo éthiopique,
des perturbations électroniques puis retomber en extase sur des
lignes mélodiques désarmantes de facilité, puissamment
évidentes.
Cannibales & Vahinés, aussi à l'aise dans la trépidation,
les attaques virulentes que la sobriété d'une seule guitare
et le chant de G.W. Sok sur un Shouting at the moon donnant aussi
envie de hurler avec eux sur leur rocher. Léo Ferré, il
en est question encore avec une seconde reprise, Lazarus Listen,
morceau tout en swing nerveux et saxo pétillant. Reprise toujours
avec l'énorme Strange Fruit, composition de Lewis Allan
que Billie Holiday avait interprétée et popularisé,
dont la fin tout en sifflements intenses et grésillements cristallise
la gravité de son thème, à savoir le lynchage des
noirs dans l'Amérique ségrégationniste.
Les propres compos de Cannibales & Vahinés n'ont rien à
envier à ces classiques. Moments saisissants encore qui donne envie
de pigner avec Aphrodite Improv et la complainte du saxo, This
Current State, aux somptueux accords parasités par des ondes
électro et toujours ce bouillonnement en trame de fond, cette intensité
continuelle, une effervescence qui ne les quitte jamais, même dans
les passages les plus retenus.
Et puis, il y a la voix de G.W.
Sok, une voix qui pourrait énumérer l'annuaire qu'elle
me captiverait autant. Des mots inspirés d'un poème de Bertolt
Brecht ou un texte de Ko van den Bosch, avec son habituelle scansion qu'on
lui connaissait chez The Ex mais aussi en mode narration ou plus mélodique,
au point de ne pas toujours le reconnaître. Une palette vocale qui
s'enrichit, se hissant à la hauteur de dix titres (parfaitement
valorisés par l'enregistrement de Stephan Krieger) foisonnant d'idées
variées et stupéfiantes car, sans vouloir tomber dans la
surenchère de superlatifs d'une musique dont les mots me manquent
pour décrire l'effet qu'elle me provoque, Cannibales & Vahinés
vient de sortir un album qui prend aux tripes, un album tout simplement
beau, un album prodigieusement bon.
SKX (11/05/2012)
|
|