L'Enfance Rouge
Trapani Halq Al Waady - CD
T-Rec/Wallace 2008

Il y a des jours où on ferait mieux de ne pas se lever. Ne rien faire, ne rien écouter. Une journée où tout devait être nul, une journée maussade. Je ne sais même plus quel album de L'Enfance Rouge avait bien pu échoué ce jour là entre les tympans mais le jugement avait été définitif et sans appel. Ejection rapide. Groupe à effacer de la mémoire. Le seul souvenir, c'était un groupe froid (dans le sens cold-wave) avec des paroles françaises horribles et pompeuses. Alors quand le mec qui écrit des éditos à se pisser dessus me dit que le nouvel album de L'Enfance rouge est super bien, c'est un sourire narquois (comme d'hab) qui accueille cette remarque. Mais devant son insistance et son sérieux, et avec les facilités de la vie moderne, ça valait bien un petit effort pour mieux pouvoir me moquer plus tard. Quel con et quel gâchis !
Cet album dans son beau digipack tout noir est depuis physiquement présent et ne il ne quitte plus la platine. Ca fait des semaines que ça dure et comme tous les albums qu'on écoute trop, dont on connaît le moindre recoin, on arrive asséché au moment d'en parler. Parce qu'on sait pertinemment bien que de simples mots ne vont pas suffire pour décrire tout ce que cette musique peut procurer en vous. Alors on va essayer de faire simple (même si c'est mal parti). Pour l'historique du groupe, vous pouvez vous reporter à l'interview de Noise #8 qui vient de paraître (même si au final, on a envie d'en savoir encore plus). En gros, sept albums depuis 1995 dont trois sous le nom de François R. Cambuzat et les Enfants Rouges, Cambuzat pouvant être considéré comme le meneur de la troupe et dont les projets antérieurs s'appelaient Il Gran Teatro Amaro et The Kim Squad.
L'Enfance Rouge, une troupe nomade et cosmopolite dont chaque album porte le titre des villes où ils ont séjourné/enregistré, donnant à chaque disque une coloration particulière, une image sonore ancrée dans le temps et l'espace pour autant d'albums différents (je commence à rattraper mon retard). Chez L'Enfance Rouge, il n'existe pas d'attaches, pas de scènes à laquelle les relier, pas de villes natales pour les coincer, pas de Lyon pour faire son Bästard bien qu'ils présentent dans l'approche des similitudes avec ces derniers. Cette fois-ci, c'est entre la Sicile et la Tunisie, entre l'Europe et l'Afrique, entre la tradition d'une musique millénaire et l'intensité d'une musique urbaine, entre le charme de l'Orient et la tension d'un truc de visage pâle élevé au rock, entre deux mondes s'opposant et qui, miracle, vont se compléter. Ce n'est pas le premier groupe à tenter de jeter des ponts entre des musiques (apparemment) radicalement différentes. Les bacs des musiques du monde pullulent de ce genre d'horreur et je n'ai pas pour habitude de m'y attarder. Mais là, faut oublier tout ça.
Ca va bien au-delà de ce cadre restreint. On ne sent rien des articulations entre l'oud et la guitare électrique, entre les bendirs, darboukas et la batterie, entre des genres de flûtes orientales (nay, kawala) et la basse qui cogne, les voix arabisantes et le chant féminin ou masculin. Tout est fluide, naturel. L'approche rock prédomine, mène le bal, laisse parfois totalement la place aux instruments orientaux mais tout se fait dans une symbiose jamais entendue. Difficile de ne pas parler de cette musique sans tomber dans les clichés liés aux voyages mais certains titres vous emmènent très très loin. Vous avez ainsi des passages hallucinants comme sur Vendicatori où après un début hargneux, le morceau décolle vers un mouvement lumineux, quelquechose d'aérien et puissant, un mélange de flûtes de charmeur de serpent, arpèges pénétrants, voix aphrodisiaque, rythmé par une ligne de basse indéboulonnable et des percussions en boucles. C'est dur à croire, dit comme ça mais c'est carrément prenant. Sentiment identique sur Hurricane Lily avec le violon qui s'invite avec l'oud, après une série de grosses gifles dans les cymbales continuant en fil rouge et de chant féminin de toute beauté. Un morceau cinglant et voluptueux. Et des perles comme ça, ils les enchaînent. Rare sont les groupes à posséder ce pouvoir de suggestion avec cette richesse d'ambiances et une instrumentation variée. On pense au Zambodia de Motherhead Bug et même plusieurs fois au Beast of Dreams des Pain Teens ou tout était déjà dit dans le titre, résumant parfaitement l'onirisme de la situation et le chaos qui n'est jamais très loin.
L'autre point fort de l'album (ou en tout cas qui ne l'affaiblit pas), c'est le chant en français. Et ça, c'est jamais gagné à l'avance. Pour un groupe qui se proclame rouge et libertaire, le danger est d'en faire trop dans des paroles engagées. Mais à l'instar de la musique, L'Enfance Rouge y met beaucoup de poésie et suffisamment d'abstraction pour que chacun laisse glisser son imaginaire. Les mots sonnent juste, ne sont prononcés qu'à bon escient, tout en étant cru quand il s'agit d'être clair (il vaudrait mieux tirer sur jambes et yeux bouche et doigts bite et con qu'avaler ça) ou ironique (Que vienne l'heure de ma mort, que le pire empire se vote, que de Sarko, soyons les bottes).
Il est temps de finir (mais on pourrait en parler des heures de cet album) avec un dernier titre somptueux. Après trois minutes d'une introduction uniquement instrumentale et orientale, les violons débarquent et surtout la voix de Chiara Locardi, chant rauque évoquant fortement Thalia Zedek, voir Come dans le jeu de cordes mélancoliques. Un morceau qui reste en suspend, semblant flotter à l'infini et qui se nomme Petite-Mort. Ca tombe bien parce que cet album me tue à petit feu.
Non, franchement, je ne sais pas ce qui s'est passé ce jour maudit mais il va falloir reprendre toute l'histoire à l'envers et se replonger dans la riche discographie de L'Enfance Rouge.

SKX (13/01/2009)