2004. Cheval de Frise donnait son dernier galop. Le brillant duo bordelais hors normes mettait fin à plus de cinq années de collaboration.
2006. Thomas Bonvalet reprenait la bride en solo accompagnée de sa fidèle guitare électro-acoustique sous le pseudo de L'Ocelle Mare. Ocelle pour cet œil bizarre propre aux insectes et sur les ailes des papillons. Mare comme mare, cette étendue d'eau trouble et mystérieuse. On chevauche encore l'indéchiffrable. On touche du doigt des mondes contraires et indéfinissables.
Janvier 2007. L'ocelle Mare sort son premier album sur Ruminance records. Mais le meilleur endroit pour apprécier l'univers de Thomas Bonvalet reste la scène. Un album - il le reconnaît lui-même - qui ne possède pas l'intensité de ses prestations en public.
Mars 2007. Première tournée à travers l'Europe avec ses amis américains de The Breedy Days Band avec arrêt à Rennes dans le bar du 1929 le vendredi soir du 30 mars et organisé par l'asso Commence par maman.

Un mot au passage sur ces camarades de jeu. The Breedy Days Band, trio dont le principal et unique intérêt réside en son batteur qui a troqué l'habituel tabouret contre un gros ballon rose gonflable, assise hasardeuse suivant à merveille les mouvements libres de son style improvisé. Devant lui, deux guitaristes qui se font face, jouant exactement la même chose, note pour note, un ensemble de piécettes qui s'enchaînent en quinze minutes anecdotiques.

Regardez Thomas Bonvalet s'installer est déjà tout un spectacle, vous fait oublier de commander des bières au comptoir et est donc conseillé par la santé publique. Une guitare qui a du faire la guerre. Un vieux mouchoir à carreaux coincé par du chatterton à même le corps de la guitare. Une planche de bois sonorisée à ses pieds pour mieux entendre le battement de ses grosses chaussures démodées. Un harmonica autour du cou mais pas pour faire comme Bob Dylan. Un banjo sur quelques morceaux. Une chemise de bûcheron. Une installation millimétrée, quelques problèmes de micro, la nervosité palpable qui commence à monter et qui éclate sur scène.
On retrouve le jeu et la présence tout en nerf du guitariste de Cheval de Frise. Même assis, il n'arrête pas de se tortiller comme si il avait des épines dans les fesses, sort des combinaisons impossibles de notes, frappe du pied un carillon à même le sol, frotte ses pieds sur les planches, laisse tomber un amas de pièces en métal pour perturber un climat qui, si il flirte toujours avec l'expérimental, n'en garde pas moins une énergie rock au fond des tripes. Le public ne se trompe pas. Les gens s'amassent et n'hésitent pas à le rappeler deux, trois fois. L'Ocelle Mare s'exécute, grand sourire de circonstance et courbettes presque gênées comme à l'accoutumée. Une prestation recroquevillée sur lui-même, à l'image du bonhomme, tout en finesse et rude en même temps, chaleureux et incompréhensible.

Rendez-vous est pris le lendemain midi samedi, place Sainte-Anne, jour du sacro saint marché, entre les néo-bobos avec poireaux et punks à chiens avec canettes, les cabans des ménagères de plus de 40 ans et les terrasses de cafés gorgées de lunettes de soleil sous cette journée printanière pour une petite heure d'entretien autour d'un croque-monsieur et d'une tartiflette.

Commençons par la fin… est-ce que tu peux revenir sur le split de Cheval de Frise, pourquoi avez vous arrêtez de jouer ensemble ?

Thomas : (il a du mal à trouver ses mots et rassembler ses souvenirs) Ca fait un petit moment déjà… Deux ans et demi environ, juste après l'enregistrement de notre dernier disque La lame du mat

Ce fut soudain cette séparation ?
Non, ça faisait déjà presque un an que je ruminais ça, j'avais vraiment envie d'arrêter. C'était une période où je pensais même arrêter la musique, arrêter de faire des concerts, des disques. Arrêter le groupe, c'était pour moi arrêter tout ça aussi.

Et pourquoi tu voulais arrêter de faire de la musique ?
Je passais une période un peu délicate… Je voulais vraiment me mettre à l'écart, me replier quelque part… ce que je vais faire maintenant, ça faisait longtemps que je voulais m'installer à la campagne, dans les bois et à l'époque c'était ce que j'avais en tête. Et puis après, ce sont des habituelles histoires de groupe. Ca faisait 5, 6 ans qu'on jouait ensemble, yavais peut-être des tensions qui apparaissaient. Ca devenait compliqué aussi puisque Vincent (batteur de Cheval de Frise) avait trouvé du travail loin de Bordeaux mais ce n'est pas la raison première.

Et ça s'est bien passé cette fin de groupe avec Vincent ?
Une fin de groupe, c'est toujours… c'est comme une séparation, ça ne se fait pas si facilement que ça, c'est comme une rupture. Lui ne voit pas les choses de la même manière sûrement, il avait sans doute envie de continuer…

Vu que tu recommences à faire de la musique, qu'est ce qui t'as donné envie de repartir ?

Au départ, je n'avais plus envie de faire des projets personnels. Juste accompagner des amis mais en étant toujours très distant, ne pas m'investir trop personnellement. Après Cheval de Frise, j'ai uniquement joué pendant à peu près un an dans des projets d'autres personnes comme avec mes copains Momo et César de Radikal Satan. Mais au bout d'un moment, je ne me sentais pas tellement à l'aise à tourner, à me présenter dans des projets d'autres personnes donc ça devenait délicat là aussi pour moi. Je sentais que j'avais besoin de faire des trucs pour moi. Ca mûrit lentement mais je continuais à composer des choses dans mon coin. C'est redevenu nécessaire… Ca toujours été une nécessité pour moi de faire de la musique. Même les concerts, ça me fait beaucoup de bien. Tout ça me manquait. C'était juste une période où les choses arrivaient à leurs termes… Fallait faire table rase et c'est revenu tout doucement.

Et le fait de jouer en solo, c'est volontaire où tu as cherché d'autres personnes pour jouer avec et ça n'a pas marché ?

Non, non. En fait, cela correspondait à un moment où toute ma vie à Bordeaux était arrivé à terme et fallait vraiment que je parte. Pouvoir me dépêtrer seul, c'était important. Je ne voulais pas être attacher à quoi que ce soit et à qui que ce soit. Je voulais pouvoir faire quelque chose seul, être autonome et ne plus avoir d'attaches. J'ai quitté mon appartement à Bordeaux, j'ai fait quelques concerts en solo mais c'était vraiment difficile au début. Puis je suis parti aux Etats-Unis 3 mois et au départ je pensais peut-être rester là-bas. Je savais pas trop ce que j'allais faire mais j'avais l'occasion de faire quelques concerts avec mon camarade McCloud du Ton Mité et John (Dietrich, guitariste de Gorge Trio et Deerhoof) a appris qu'on tournait là-bas et nous a proposé de faire une tournée avec Deerhoof. Donc directement, je me suis retrouvé dans des conditions de concerts délicates… à jouer devant plein de monde, vu que Deerhoof est assez connu là-bas. Ca été assez violent. Je suis passé de quelques petits concerts à Bordeaux à de grosses salles dans le circuit rock-indé américain.

Tu avais déjà une certaine expérience du public américain, vous aviez tourné aux Usa avec Cheval de Frise ?

Oui avec Gorge Trio mais ça s'est mieux passé la dernière fois avec Deerhoof. Avec Gorge Trio, on a tourné deux semaines, uniquement sur la cote ouest mais le problème, c'est que Gorge Trio était encore plus obscurs que nous aux Etats-Unis. En plus, c'était la fin de Cheval de Frise. Au niveau relationnel, c'était pas évident. On jouait devant très peu de monde. On savait pas où dormir. On se retrouvait avec 15$ de cachet. Et comme on savait que le groupe n'allait pas aller au-delà de ça, ça donnait une situation bizarre, on se demandait ce qu'on foutait là. A part 2, 3 concerts chouettes où quelques personnes nous attendaient, la plupart du temps, c'était difficile.

Et tu connaissais les Etats-Unis déjà auparavant où c'était la première fois que tu y allais ?

Non, une dizaine d'années auparavant, j'étais venu avec ma famille. J'ai un oncle qui habite toujours dans le Colorado. Mais j'aime beaucoup aller là-bas, notamment la cote nord-ouest, ces forets humides, la nature est assez incroyable. Les villes ne m'intéressent pas trop, surtout la cote est, ça ne me plait pas du tout. Sauf Providence, j'étais content d'y aller. C'est la ville de Lovecraft, mon bien-aimé Lovecraft !

Pour revenir à cette tournée avec Deerhoof, c'est donc là après, quand tu es revenu en France, que tu as commencé L'Ocelle Mare ?

Ca faisait déjà quelques mois que je savais que j'avais envie de mener ce truc un peu plus loin. J'ai vite vu que je découvrais plein de choses. J'ai appris beaucoup en jouant tout seul, c'était une autre forme de confrontation. A la fois, je doutais vraiment de ce projet, notamment le rapport à l'enregistrement. J'avais du mal à me projeter dans un enregistrement. Pour la première fois, je n'allais peut-être pas aller de ce coté là. Cela avait du sens pour moi de voyager, de faire des concerts, me confronter à des gens, que ça m'accompagne dans ma vie mais poser ça sur un support, ça me posait problème. On m'a encouragé à le faire, c'est plus mon "entourage" qui m'a poussé à faire le disque. J'avais essayé de faire quelques démos mais ça marchait pas. J'avais peur de faire un disque pas intéressant… Ca peut-être très ennuyeux un disque de solo de guitare !

Comment t'as réussi à te motiver et aborder cet enregistrement ?

J'ai fait plusieurs tentatives. J'étais vraiment plein de doutes. Mais c'est grâce à un ami qui m'as mis sur la piste de Adrian Riffo, un parisien. Il avait déjà fait le mix de La lame du mat. Ca avait été chouette de bosser avec lui, quelqu'un d'extrêmement généreux, très impliqué dans ce qu'il fait. Fred de Ruminance records me poussait un peu, il avait très envie de faire quelque chose avec moi et du coup, j'ai pensé tout de suite à Adrian. Il a bossé dans le documentaire. Il avait la possibilité de récupérer du matériel et de faire des prises en plein air, dans toutes sortes de lieux, des carrières près de chez moi ou j'ai grandi, mettre la guitare dans un autre contexte. J'avais envie que ça grouille de plein de choses. Soit je créait quelque chose de complètement artificielle avec une prise de son très charnue ou je faisais quelque chose de très brute, dans un contexte chargé de sons et d'informations. C'est pas vraiment le cas au final mais c'était le but au départ. Faire quelque chose de grouillant, que la matière de la guitare se fonde avec un fond sonore.

Et au final, t'en penses quoi du disque ?

C'était vraiment difficile de faire un objet qui tienne la route, même sur un disque très court. C'était très dur de maintenir une pulsion sur 25 minutes… Je ne sais pas trop ce que je pense de ce disque, je ne l'écoute jamais…. Je suis content de l'expérience, c'est une bonne expérience mais en réalité, j'essaye de ne pas trop y penser. Au départ, j'ai très peu eu de retours, les gens ne m'en parlaient pas en fait mais je m'attendais à des chroniques méchantes, très méchantes. J'en ai eu qu'une un peu méchante mais c'est tout. Les gens sont assez bienveillants avec moi. Mon passé dans Cheval de Frise a dû m'aider (rires). Mais je me suis retrouvé avec un projet avec un mode de diffusion rock, sur un label rock avec une musique qui finalement intéresse peu de monde dans ce type de réseau. Mais bon, je me pose très peu de questions, je me laisse guidé par les évènements. Ce qui est important, ce sont les concerts. Le reste, les disques, yen a des tonnes qui sortent tout le temps de tous les cotés alors hein…

Et lors de ces tournées, tu restes dans le milieu rock ?

En grande partie, ce sont mes contacts de Cheval de Frise qui me servent. Donc ça reste le même milieu. Mais curieusement, pour les concerts, ça ne pose pas véritablement de problème. Je peux jouer dans des endroits vraiment très rock, même dans un bar… Si les gens ne parlent pas trop trop fort, ça peut fonctionner. En fait, j'aime jouer dans des contextes très différents, le rapport un peu violent, voir hostile avec le public…

Et tu es toujours aussi tendu avant un concert ? Je me rappelle qu'avant Cheval de Frise, tu stressais beaucoup…

Au début, c'était encore pire. J'étais à peine capable de jouer, je tremblais trop, je n'arrivais pas à tenir les cordes, c'était affreux, complètement tétanisé. J'envisageais même de prendre des médicaments pour me calmer. Et puis lors de la tournée avec Deerhoof, ce fut un truc tellement violent, être confronté à des centaines de personnes directement que ça a débloqué pas mal de choses. Je suis resté très nerveux, toujours extrêmement anxieux mais ça me nourrit aussi, c'est vachement important. Curieusement, sur cette tournée actuelle, je suis nerveux mais pas vraiment malade. Je sens une tension mais ya pas de malaise. C'est la toute première fois que ça m'arrive. J'ai fait pas mal de concerts ces dernières années et ça disparaissait jamais. C'était pénible, j'étais mort de trouille mais là, je suis nerveux mais je tiens le coup, je peux tourner plus longtemps. Je passe un cap !

Je voulais revenir sur ce que tu me disais hier soir, à propos du terrain et de la cabane à rafistoler que tu as acheté en plein milieu de la foret avant de partir sur cette tournée, endroit dans lequel tu comptes vivre quand tu ne seras pas à jouer… C'est le genre de truc qui interpelle… Ca te vient d'où ce besoin de s'isoler comme ça ?

Ca me tient à cœur depuis longtemps. Et ce n'est pas l'isolement total non plus. Je continuerais à rencontrer des gens lors des concerts...

Ok mais en dehors de ça ?

De toute manière, quand j'habitais en ville, je passais mes journées enfermées dans mon appartement, je voyais pas grand monde non plus.

Oui mais là, ça devient extrême ! Pas d'eau, pas d'électricité…

Non, non. J'ai juste envie d'éprouver un peu chaque chose, j'ai envie de comprendre mon environnement, que chaque action corresponde à une vraie nécessité : me chauffer, me laver, me nourrir. Que je sache comment le faire et comprendre ce qui m'arrive. L'idéal, c'est qu'il ya un étang sur ce terrain et les étangs, ça me plait beaucoup. Depuis longtemps, ça me travaille, j'adore les surfaces d'eau stagnantes, les endroits marécageux, les endroits froids et humides et chaud en même temps. Ca faisait longtemps que je cherchais ça. Au début, je voulais faire une cabane sur l'étang mais je vais me contenter d'être à coté. Je vais essayer d'avoir quelques animaux pour vivre en autarcie. Et puis c'est un endroit que je connais bien, j'ai grandi là-bas (près de Ribérac, NDR) je connais pas mal de gens aux alentours. Je suis isolé dans cette foret mais le hameau le plus proche est environ à un kilomètre. Mes parents habitent à 20 kms de là.

Et tes parents en pensent quoi de ta nouvelle demeure ??!!

Ils savent que j'ai ça en tête depuis longtemps donc ils sont préparés (rires). Non, je crois qu'ils sont assez contents que j'aie trouvé cet endroit, que je me pose. Ca fait plusieurs années que je suis en suspend… ça les rassure peut-être que je vais m'installer, que je vais faire des choses un peu concrètes…

Et tu vas essayer de vivre de ta musique ou travailler à coté…

Travailler pour moi déjà, pour devenir autonome, apprendre à faire des choses pour moi mais travailler non. Je veux rester disponible pour les choses qui me préoccupent… Régulièrement, je me dis que je ne vais plus faire de tournées, plus faire de musique alors je sais pas… Ca va pas mal changer mon rapport à la musique également, le fait de faire des travaux manuels, vivre dans les bois et ce genre de choses. Ca va peut-être changer ma façon de jouer, ça va changer mes mains, je vais avoir un jeu plus rustique (rires) !!

Et pour l'Ocelle Mare, tu as d'autres projets ?

Dans l'immédiat, le seul truc prévu au retour de cette tournée, c'est de retrouver Adrian Riffo et on va enregistrer quelques morceaux plus récents à Paris. On va faire ça dans un contexte urbain. On va essayer des trucs, les catacombes peut-être… On va se promener. On va faire des essais mais je sais pas dans quel but exactement. Peut-être un 45 ou si par accident j'ai plus, ça peut faire un album. Le résultat de l'expérience déterminera l'objet, si objet il y a. Il n'y a pas de projet précis mais j'ai envie de faire des essais d'enregistrement. Après j'ai des concerts jusqu'en juin et ensuite, je me concentre sur ma cabane. Après je verrais si j'ai toujours envie de faire des tournées, de proposer des choses mais faut que je sente vraiment le besoin de faire des choses. Je ne peux pas m'installer dans un truc cyclique et permanent avec la musique. Il faut que ce soit un besoin sinon c'est pas la peine. Ya tellement de gens qui tournent et qui ont des disques à proposer… Si toi t'as pas un truc fort et important à proposer, vaut mieux s'abstenir et rester dans les bois !

Tu te rends compte que tu seras la seule personne au monde à vivre au fond des bois et à avoir une page myspace (rires) !!!!

C'est sur que j'aurais du mal à regarder ma page myspace dans ma cabane. Mais bon, je pourrais aller de temps en temps chez mes parents voir mes emails.

Et tu ne pourras pas écouter de la musique dans ta cabane ?

Pendant un moment, je n'écoutais plus du tout de musique. Une période comme ça avec une perte de vitalité, une perte d'envie pour plein de choses mais là, je me suis remis à écouter pas mal de musique. Avant la tournée, j'avais envie d'écouter plein de choses. J'ai à nouveau de la curiosité.

Du genre ?

J'aime beaucoup la musique cajun, des enregistrements des années 30. J'aime bien aussi l'école viennoise, le dodécaphonisme, avec Schönberg, Hauer, ce mouvement là m'intéresse pas mal.

Rien de rock ?

Si, j'écoute beaucoup Godflesh. Je suis un gros accro à Godflesh, comme le premier EP ou Streetcleaner mais sinon faut qu'il y ait quelque chose d'un peu particulier. L'exemple de Godflesh est bizarre. Tous les groupes de ce genre là ne m'intéressent pas. Les boites à rythme avec des guitares indus, ça me plait pas mais Godflesh, ya un truc spécial, ça me parle. Ca me permet de rentrer dans un état un peu particulier. Je vais essayer de me procurer un vieux magnéto cassette comme ça je pourrais écouter Godflesh au fond des bois, ça devrait bien donner (rires).

SKX (22/04/2007)